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Regards croisés sur les mémoires

Publié le 17/04/2023

Regards croisés sur les mémoires

Depuis 5 ans, la Ville de Vichy conduit une politique mémorielle au service de l’Histoire et des Valeurs de la République. Du 24 au 30 avril, elle organise  « Histoire et Mémoire(s) », dont le programme a été construit avec le soutien de Claude CHIRAC, Serge KLARSFELD et Pierre-François VEIL, personnalités présentes durant cette semaine d’événements pour faire vivre les mémoires. Entretiens.

Claude CHIRAC

Le 16 juillet 1995,  au Vélodrome d’Hiver, Jacques Chirac marque l’Histoire et devient le premier Président de la République à reconnaître la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs. Pensez-vous qu'il y a un avant et un après ?

Pour Jacques Chirac il s’agissait d’une décision importante et, pour l’avoir longuement murie avant, il l’a prise presque immédiatement après son élection. Face à la blessure de la collaboration, il était nécessaire qu’au sommet de l’état soit prononcée une parole claire et qui apaise. C’est toute l’utilité et la force de la parole présidentielle. Même si la blessure de cette période marquera durablement notre conscience collective, le discours du Vel d’hiv, en conduisant notre pays à regarder son passé en face, a sans doute contribué à lui permettre de mieux se projeter vers l’avenir. C’est en cela que les mots des Présidents ont une dimension politique, au sens le plus noble du terme. Mais le discours de 1995 doit toujours s’analyser en lien direct avec celui de l’entrée des Justes au Panthéon à la fin du second mandat.  Ce discours est tout aussi essentiel en ce qu’il met en lumière tous ces Français qui, au mépris des dangers, mus par des principes fondamentaux, se sont levés, ont résisté et ont sauvé tant de juifs de France.

Quelle place occupait le devoir de mémoire dans le parcours de votre père ? 

Jacques Chirac pensait qu’il en était des femmes et des hommes comme des nations : on ne peut pas se projeter dans l’avenir si l’on ne sait pas qui l’on est, si l’on ne sait plus d’où l’on vient. Le devoir de mémoire, pour reprendre le beau titre de l’ouvrage posthume de Primo Levi, était, pour Jacques Chirac, essentiel et aux antipodes de toute idée de repentance. Il avait la conviction que l’on se grandit toujours à regarder la réalité en face même quand elle est douloureuse. Loin d’être un signe de faiblesse ou de prise de distance vis-à-vis de ses valeurs ou de son identité, c’est la marque de la confiance dans ce que l’on est. Pour lui, c’est parce que la France était capable de débattre des questions de la collaboration ou de l’esclavage –sujet également majeur à ses yeux-, qu’elle était d’autant plus forte pour porter dans le monde les valeurs de justice, de dialogue, et de respect du droit qui sont au cœur de son modèle.

Que pensez-vous de la politique mémorielle souhaitée par la Ville de Vichy ?

Rien n’est plus injuste, plus immérité, que le poids symbolique que porte la magnifique ville de Vichy à travers la référence au régime de Vichy et à ce qu’il symbolise. La politique mémorielle de la ville s’attache à rétablir la vérité : celle d’une ville qui a choisi son camp, celui du gaullisme et de la République. Une ville qui se transforme, solidaire et dynamique. Une ville qui, tête haute, prend sa part dans les débats sur les années de guerre mais avec d’autant plus de force et de hauteur de vue qu’elle sait qui elle est et vers quel futur elle se projette.

 

Serge KLARSFELD

Que signifie le devoir de mémoire de nos jours ? Comment devons-nous transmettre notre Histoire ?

Le devoir de mémoire historique s'impose à l'échelle de chacun des pays de notre planète et à chacun de ses habitants. Certes nombreuses sont les personnes privées de presque tout et qui sont obligées de vivre dans la misère et l'ignorance; sinon peut-on vivre sans un minimum de capital historique et sans savoir ou vouloir savoir d'où l'on vient; ce qui aide aussi à savoir où l'on va. La mémoire de la marche du monde fait partie du patrimoine de l'humanité.
Malheureusement les guerres sont de tels chocs que leur mémoire s'imprime profondément chez ceux qui les ont vécues et qui la transmettent à leurs descendants. Les guerres mineures s'effacent assez rapidement de la mémoire collective; mais les guerres mondiales qui ne datent que de notre XXe siècle ont encore la priorité dans le bric-à-brac des mémoires individuelles qui peuplent notre civilisation occidentale.
Chacun a retenu que le premier de ces immenses conflits a marqué le suicide de l'Europe alors toute puissante; le second qui a entrainé le partage de l'Europe est entré progressivement dans l'histoire comme celui de la guerre totale d'anéantissement menée par le peuple sans doute le plus avancé du monde moderne  contre le peuple juif le plus ancien encore en activité, porteur du monothéisme, de l'ancien Testament et de nos valeurs morales. Cette guerre conduite en territoire quasi exclusivement chrétien par l'Etat allemand avec de nombreuses complicités locales nous interpelle quant à l'avenir.
Il nous faut nous défendre contre la répétition de pareilles catastrophes et quand j'écris "nous" il ne s'agit pas seulement des Juifs qui, détruits aux deux-tiers en Europe, ont quitté en masse ce continent pour se regrouper en Amérique et en Asie? Il s'agit de l'espèce  humaine qu'il faut préserver en lui inculquant profondément les valeurs de tolérance. C'est une grande ambition que de vouloir modifier la nature humaine dans un sens contraire à sa dynamique comme on le voit quand on explore l'histoire et que l'on se rend compte que chaque longue période de paix - comme celle que nous vivons depuis 80 ans en Europe - est porteuse d'une ère de violence. Cette violence, source  de ruines et de souffrances, provoque une onde pacifique et ainsi de suite depuis le début de l'Histoire. Et, chaque fois, il revient aux hommes et aux femmes de bonne volonté et de bon sens de remettre  l'humanité dans le chemin de l'ordre et de la fraternité, comme en témoignent la SDN et les Nations-Unies. Le devoir de mémoire de relire, d'apprendre et d'enseigner les pages les plus noires de notre histoire nous aidera-t-il à échapper au quasi inéluctable retour de l'extrême violence intensifiée par le progrès technologique des armes? Même si on en doute, il faut répondre à cet appel de la mémoire et de la conscience pour échapper demain au pire.

Comment le discours de Jacques Chirac au Vel d’Hiv le 16 juillet 1995 a-t-il marqué, selon vous, l’Histoire en matière de politique mémorielle ?

Le 16 juillet 1995, le Président Chirac dans son discours du Vel d'Hiv n'a pas seulement reconnu la responsabilité de l'état Français de Vichy vis-à-vis des Juifs  persécutés de 1940 à 1944 : il a reconnu la responsabilité de la France : « Ce jour-là la France ... accomplissait l'irréparable ». Cette dette, Jacques Chirac a décidé de la régler, comme le chancelier Adenauer avait eu le courage et le mérite de le faire en 1952 pour l'immense dette allemande envers les victimes juives et l'Etat d'Israel. 
Le Président Chirac a instruit ses deux premiers Ministres successifs de centre droit, Alain Juppé et de centre gauche, Lionel Jospin, de concevoir et de mettre au point un dispositif équitable et convenable de réparation. Tous deux ont réussi remarquablement dans leur mission. Alain Juppé en créant la Commission dite « Matteoli » du nom de son président, résistant et déporté, et Lionel Jospin en suivant attentivement les travaux et recommandations de cette commission et en les adoptant même s'ils suscitaient des réticences. Le dispositif mis au point en 2000 a si bien fonctionné qu'il a entrainé l'émerveillement de l'appareil d'état et aucune controverse :  après évaluation des dommages causés une commission d'indemnisation des victimes des spoliations antisémites a été créée, constituée de magistrats à laquelle chacun de ceux s'estimant victimes d'une perte matérielle peut s'adresser. Après enquête une décision est prise susceptible de recours. Pour restituer  les biens des familles disparues sans ayants-droit une Fondation pour la Mémoire de la Shoah a également été créée, porteuse du financement de projets de solidarité  envers les survivants de la Shoah, de soutien à des thèses , à des ouvrages, à des films, à des émissions, à des œuvres théâtrales et culturelles, à la lutte contre l'antisémitisme, à la pédagogie. Enfin, les orphelins de la Shoah, ceux qui étaient âgés de moins de 21 ans, quand leur père, leur mère ou leurs deux parents ont péri dans la Shoah, ont eu le choix entre un capital ou une pension à vie.
En  conséquence , les travaux historiques se sont multipliés établissant  profondément comment l'état Français de Pétain - Laval avait contribué à l'accomplissement de la solution finale, alors que l'environnement humain, les Eglises et la solidarité de la population française avaient  aidé trois quart des Juifs de France à survivre, ce qui a été exceptionnel en Europe. Tous les Présidents de la République après Jacques Chirac ont suivi le modèle du discours présidentiel de 1995 et même la dirigeante du Rassemblement National a fini par reconnaitre la culpabilité de Laval et de Pétain dans la tragédie du Vel d'Hiv.

Que pensez-vous de la politique mémorielle souhaitée par la Ville de Vichy ?

Une Ville hérite de l'actif et du passif des évènements qui s'y sont produits et son image est fluctuante au gré des choix qu'elle prend et de la marche de l'histoire. Vichy n'a pas choisi d'être la capitale  de l'état Français; elle ne l'a été qu'après Lyon et Clermont  et le doit à ses hôtels et à son central téléphonique. Pourtant  historiens, journalistes, citoyens lambda utilisent encore le nom de la ville pour évoquer le régime politique qui s'y était installé : l'état Français avec deux majuscules c'est bien celui de Philippe Pétain qui a régné de juillet 1940 à la libération; mais cela n'est vrai que par l'écrit ; c'est pourquoi en parlant on précise toujours « L'état Français de Vichy » et bien souvent « Vichy » tout court. On n'en démordra pas : Vichy a été et restera une capitale de la France; l'autre capitale, celle de Charles de Gaulle était à Londres, puis à Alger et enfin de retour à Paris, redevenue la seule capitale d'une seule France.
Comment, pour la Ville de Vichy, surmonter cette situation. Il y a plus de trente ans j'avais proposé à Vichy de devenir le centre même de l'histoire de l'état Français et de se débarrasser ainsi homéopathiquement de la collution qui lui a été imposée par le simple bon sens : ouvrez la télévision  : comment présente-t-on la démocratie américaine, la République Fédérale allemande, la dictature chinoise ou  la monarchie britannique? on dit Washington, Berlin, Pekin ou Londres. 
Le côté sombre de Vichy ne peut s'atténuer et disparaître qu'en devenant le lieu où l'on établit ce que fut l'état Français avec pour seul axe la recherche de la vérité : archives, bibliothèque, cinémathèque, photothèque, colloques, séminaires. Pour quitter Vichy, il faut se revenir  sur Vichy intensément et le ressusciter par le rassemblement de la documentation; par la multiplicité et la qualité des intervenants et discussions, par la préparation sur place de thèses, d'ouvrages et d'articles de référence. Pour changer le sens du mot Vichy, il faut sans doute que Vichy se réapproprie Vichy. Notre colloque du 26 août 2022 suivi de celui du 26 avril 2023 et probablement d'un troisième en 2024 sont  le signe évident de la volonté municipale d'aller dans ce sens; ce qui exigera des moyens probablement importants mais à la hauteur de l'enjeu ainsi que de  la continuité de cette politique mémorielle.
Quant à la prévention des génocides susceptibles de se produire  dans un monde où la violence guerrière est de retour et pas si loin de chez nous, Vichy peut prendre la tête des villes où se réuniront les organisations préoccupées par cette tragique perspective et les Etats et les diplomates qui veulent écarter les menaces de génocide pesant sur telle ou telle population discriminée, persécutée et déjà victime de crimes contre l'humanité.
En 1940 pas de choix possible pour la ville de Vichy de refuser d'être la capitale de l'Etat Français. En 2023 toute liberté pour Vichy de choisir de rentrer dans l'histoire par la recherche de la vérité historique en ce qui concerne la passé et par la recherche de solutions pacifiques en ce qui concerne l'avenir.

 

Pierre-François VEIL

Comment devons-nous transmettre notre Histoire ? Quelle est la valeur éducative des Justes parmi les Nations ? 
Il me semble qu’il ne faut pas parler de devoir de mémoire mais plutôt d’impérieuse nécessité d’éducation et de transmission. Dans les temps troublés que nous vivons, il nous faut à nouveau affronter la violence meurtrière, l’obscurantisme, la haine et en particulier l’antisémitisme et les falsifications de l’histoire. Il n’est plus temps de prévenir, mais de résister et de lutter. Il est impératif de transmettre notre histoire avec ses heures de gloire et ses heures sombres et celles de la Shoah qui fut une catastrophe humaine et morale pour toute l’Europe. Il n’y a pas de recettes miracles, mais l’éducation, la formation à l’esprit critique, la transmission des savoirs et la confrontation avec les sources historiques sont plus que jamais nécessaires. Il faut également mobiliser l’action des pouvoirs politiques, favoriser les synergies entre les acteurs locaux, les institutions et les associations pour que des actions mémorielles, éducatives et culturelles soient disponibles pour lutter contre les idéologies mortifères. L’exemplarité des Justes parmi les Nations doit plus que jamais nous guider. L’histoire de ces héros discrets, femmes et hommes de toutes conditions sociales et de toutes croyances, est un patrimoine précieux à transmettre ; c’est celui des valeurs de courage, de générosité, d’humanité et de fraternité qu’ils ont incarnées et qui forment le socle de notre société démocratique. Pour les adultes comme pour les jeunes, Ils sont des exemples à suivre, des repères moraux.

Le 26 avril, la Ville de Vichy va rendre hommage au Président Jacques Chirac. Comment a-t-il marqué, selon vous, l’Histoire en matière de politique mémorielle ?

L’action mémorielle du président Jacques Chirac est marquée par plusieurs évènements, qui ont ensemble une cohérence et un caractère hautement symbolique. Ainsi dès le début de sa présidence, son allocution du 16 juillet 1995, à l’occasion de la commémoration de la Rafle du Vel d’Hiv, revêt une portée historique. En reconnaissant la responsabilité de la France dans les persécutions et la déportation des juifs, il réconcilie l’histoire officielle avec la réalité des faits.
Douze ans plus tard, quelques mois avant de quitter l’Elysée, il institue une journée nationale à la mémoire des victimes juives et en hommage aux Justes de France, et le 18 janvier 2007, en les faisant symboliquement entrer au Panthéon, Il rend hommage aux Justes parmi les Nations de France qui témoignent de la pérennité des valeurs de notre pays aux côtés des combattants et des résistants. Il déclare « grâce à vous, grâce à d’autres héros au cours des siècles, nous pouvons regarder la France au fond des yeux et notre histoire en face ». Enfin dès avril 2007, il décide de décorer de l’ordre de la Légion d’Honneur les Justes encore en vie. Par ces décisions successives, le Président Chirac a, non seulement restitué aux juifs de France leur place dans le roman national et fait entrer les Justes dans l’Histoire, mais il a, en lui permettant de regarder son passé, donner au pays la possibilité d’affronter son avenir.

La Ville de Vichy fait partie du réseau « Villes et Villages des Justes de France » du Comité français pour Yad Vashem, de quelle façon, selon vous, s’inscrit-elle dans ces lieux porteurs de mémoire ?

Si la ville de Vichy est célèbre depuis l’antiquité pour les bienfaits de ses eaux thermales, son image a souffert de la présence de Pétain et de son gouvernement. Pourtant, au cœur même de l’état français, de nombreux Vichyssois, n’ont pas hésité à s’engager pour porter secours et sauver des familles juives ; six d’entre eux ont été nommés Justes parmi les Nations et bien d’autres ont participé à des chaînes de solidarité. En adhérant au réseau des Villes et Villages des Justes de France, la ville s’engage à perpétuer leur souvenir, à lutter contre toutes les formes de discrimination, de racisme et d’antisémitisme. Une revanche sur l’Histoire. n